Colloque international « Des limites de la Terre aux limites planétaires. Regards interdisciplinaires. »

Du
au
Université de Rennes, campus Beaulieu, Bat 32b – Salle Ortigues et Maison des sciences de l’homme de Bretagne, amphithéâtre

L'UFR de Philosophie et le Centre Atlantique de Philosophie participent au colloque « Des limites de la Terre aux limites planétaires. Regards interdisciplinaires. » du mercredi 2 au vendredi 4 octobre 2024 au sein du bâtiment 32B en salle Ortigues (campus Beaulieu de l'Université de Rennes) pour les deux premiers jours, et à la Maison des Sciences de l'Homme en Bretagne (campus Villejean) pour le dernier jour. Il est co-organisé par Luca Paltrinieri, maître de conférence à l'université de Rennes et Ferhat Taylan, maître de conférence à l'universite Bordeaux Montaigne.

La notion de « limite », omniprésente dans l'environnementalisme contemporain sous forme de « limites écologiques » ou « limites planétaires », sera au cœur de ce colloque interdisciplinaire qui vise à en déterminer les contours, réunissant des chercheurs en philosophie, économie, sociologie, démographie, histoire, histoire des sciences et sciences de l’environnement. Le concept de limite a fait l'objet de travaux récents dans les sciences sociales anglophones, qui ont pu ainsi explorer son histoire et son rôle organisateur dans la réflexion écologique (Marouby 2019), ou son rapport avec la conception économique de la rareté (Mehta 2010, Mullaunathan & Shafir, 2023, Albritton Jonsson & Wennerlind 2023). Les limites n'ont pas la même signification, ni la même fonction, lorsqu'il s'agit des quantités maximales de ressources naturelles que l'on peut utiliser, ou des seuils à ne pas dépasser pour rester dans une zone sûre (Rockstorm 2009; Aykut 2015). On constate ainsi une tension entre la dimension descriptive des limites, surtout lorsqu'elles ont la prétention de désigner un processus naturel fini, et leur dimension normative, qui indique plutôt une recommandation concernant une frontière dont le dépassement s'avère risquée. Cette tension s'avère être un problème à la fois épistémologique et politique (Kallis 2022), qui situe le concept de limite au cœur de la question, beaucoup plus large, de la place des sciences et de l'expertise scientifique dans la démocratie et dans les pratiques de gouvernement.

Or, cette tension entre la description scientifique d'une rareté ou finitude naturelles et la normativité d'une proposition politique consistant à limiter l'action humaine semble trouver sa source théorique dans les débats des Lumières tardifs autour du progrès et de la perfectibilité. En pensant les limites naturelles de la terre et de la population contre le progrès illimité (Malthus), l'économie politique de la rareté a été une source fondamentale de la pensée des limites (Binoche, 2007). Ainsi, le premier panel sera consacré à l'histoire de la notion de limites, du Moyen-Âge jusqu'à l'économie politique moderne (l'illimitation chez Say et les limites chez Marx). Il sera aussi question des fondements théoriques du paradigme démo-ressourciste qui s’affirme entre XVIIIe et XIXe siècle, où la limite ultime dérive soit de l'asymétrie malthusienne entre les deux progressions, arithmétique et géométrique, de ressources et de la population, soit des rendements décroissants des terres ou de la baisse de productivité (Ricardo). Dans ce cadre démo-économique, l’idée que les limites soient inscrites dans l’ordre du monde n’apparaît que comme la contrepartie des besoins illimités d’une humanité fatalement soumise à la contrainte de la rareté. Par conséquent, les limites naturelles devraient soit conduire à la naturalisation des inégalités sociales, soit être dépassées constamment par une productivité croissante indexée au progrès technique et scientifique, qui devient la condition de l’égalité sociale, comme le défendent les socialistes à l’instar de Saint-Simon et, au cours du XXe siècle, les « cornucopiens » qui s’opposent aux « néo-malthusiens » (Sabin, 2013).

Dans la continuation de cette problématisation, le colloque vise à examiner la mobilisation du concept néomalthusien des limites par des pratiques de gouvernement des populations. De la Population Bomb des Erlich au rapport Meadows sur les limites de la croissance en passant par les travaux de G. Hardin, l’éco-malthusianisme qui s’installe dans la seconde moitié du 20ème siècle fait circuler l’idée des limites naturelles infranchissables (Robertson, 2012 ; Locher 2013). Dans le second panel, il s’agira alors de comprendre dans quelle mesure l’environnementalisme a repris le dispositif malthusien des limites au 20ème siècle, souvent pour gouverner des populations du Sud au nom des limites démographiques (Ross 1998 ; Connely, 2009 ; Murphy, 2019). Des pratiques de préservation des espèces et espaces naturels contre les habitants indigènes en Afrique (Blanc 2022) à la critique économique des communs, la notion de limites naturelles portée par l’éco-malthusianisme prend ainsi l’apparence d’un impératif politique. Comment on a pu imposer ou réguler des comportements reproductifs, des déplacements de populations, élaborer des politiques inégalitaires de développement au nom des limites naturelles ? La question du genre de la limite sera aussi abordée dans ce cadre, à travers les notions de génération et de production (Hache 2024).

Le troisième panel abordera les limites saisies par l'économie et la démographie au 20ème siècle. En économie se pose aussi bien la question - en partie polanyienne – de l'incompatibilité du capitalisme avec les limites écologiques (Pottier, 2017) que celle des arrangements du marché pour intégrer la question des limites au sein d'une "croissance verte" (Tordjmann, 2021). Or, au-delà de la critique du malthusianisme, il s'agit aussi de considérer les pensées économiques attentives aux vivants dans un cadre non malthusien (Orain, 2023), ou encore les perspectives d'une économie écologique évoluant parallèlement au cadre malthusien au 20ème siècle (Missemer & Franco, 2023). Il faudra alors se pencher sur la manière dont les sciences sociales, surtout l'économie et la démographie, envisagent cette question des limites, parfois en écho avec son élaboration en sciences naturelles.

Dans le quatrième panel, il s’agira de se demander dans quelle mesure le sens (néo)malthusien des limites avait été pertinent pour les sciences naturelles au 20ème siècle, et dans quelle mesure elle l’est encore aujourd’hui pour les sciences de Système Terre. Si Lovelock semble être politiquement proche des idées malthusiennes, est-ce le cas de sa théorie de Gaia (Dutreuil, 2024)? Les pratiques de préservation des écosystèmes ou de la biodiversité se référent-elles encore aux limites, seuils ou frontières ; et en quel sens elles le font ? Le registre plus récent des limites planétaires (Rockström, 2009), sans faire référence à la surpopulation ni aux ressources, indique des seuils que l’humanité ne doit pas dépasser si l’on souhaite vivre dans un écosystème sûr, où les transformations brusques ou des basculements pourraient être évitées. Les « limites de la planètes » ne sont plus pensées à partir du rapport conflictuel entre population et ressources, mais plutôt à partir du processus de régulation de la biosphère afin de maintenir viable, pour les humains, les système terre. Il en découle non seulement une nouvelle manière de comprendre la finitude humaine dans un contexte de préoccupation environnementale croissante mais aussi la complication de la notion de limite, désormais redoublée par celles de frontière ou de seuil (traductions imparfaites de boundaries), renvoyant aux risques qu’une société est prête à prendre à court et moyen terme. Les deux paradigmes ne sont pourtant pas indépendants car l’intensification de la production, que l’on relie généralement aux besoins d’une population croissante ainsi qu’au niveau de vie moyen et de développement technologique, est à l’origine des dérèglements écologiques (Boutaud, Gondran, 2020). Le paradigme des limites planétaires est-il ainsi une continuation implicite de la conception néomalthusienne des limites ou un abandon de celles-ci au profit des nouveaux seuils normatifs ? Quelles seraient les conséquences philosophiques de ce changement de paradigme ?

Le dernier panel, et plus en général la journée du vendredi 4 octobre, se penchera sur les nouveaux défis politiques et sociaux liés au paradigme des limites planétaires, à travers le droit, la démographie et sciences politiques, suivi d'une table ronde réunissant les acteurs institutionnels dans ce domaine. Le colloque se termine ainsi sur une série de questions politiques, qui seront abordées dans une perspective internationale : la notion de « limite naturelle » est-elle encore pertinente pour penser notre rapport à la terre et aux êtres vivants ou doit-elle être remaniée pour faire place à une auto- limitation négociée (Kallis, 2022) ? Qu'en est-il du rôle des limites planétaires dans la gouvernance climatique internationale (Aykut, 2015)?  Comment repenser notre rapport à la finitude des écosystèmes, sans retomber dans la fausse alternative du progrès (solutionnisme technologique) et de l’inégalité (limites naturelles conduisant à des politiques anti-égalitaires et restrictives des droits humains) ? Comment penser la description de la perturbation des processus naturels indiquant des seuils avec la normativité intrinsèque à l’action de limiter, ou de s’auto-limiter ?